dimanche 11 mars 2012

Des fois on tombe sur des parallèles inattendus.

  Le livre de l'intranquillité de Fernando Pessoa; mon livre de chevet pendant un bout de temps …
et les photos d'Hedi Slimane, ou, pour être plus sincère, des photos en tout genre, du moment qu'elles mettent en scène ces garçons dont je ne me lasse pas de parler (haha).
  Garçons souvent sublimés par la photo d'ailleurs, qui, par les jeux de lumières, de formes, de contrastes, révèle – et créée en partie – ce qui constitue l'essence de leur beauté.

Photo d'Hedi Slimane (obviously).

Je me tais. Laissons la parole à ce cher Pessoa.

« 

« L'amant visuel »

   J'ai, de l'amour profond et de son bon usage, une notion superficielle et décorative. Je suis enclin aux passions visuelles. Je garde intact un cœur voué à de plus irréelles destinées.
   Je ne me souviens pas d'avoir aimé, chez quelqu'un, autre chose que le « tableau », l'extérieur pur et simple, où l'âme n'intervient que pour animer cet extérieur, le faire vivre, et le rendre ainsi distinct des tableaux faits par les peintres.
   C'est ainsi que j'aime : je fixe une image que je trouve belle, attirante ou, pour une raison ou pour une autre, aimable, une image de femme ou d'homme – là où il n'y a pas de désir il n'y a pas de préférence pour un sexe -, et cette image alors m'obsède, me captive, m'envahit complètement. Pourtant, je ne veux rien d'autre que la voir, et ne détesterais rien tant que la possibilité de connaître et de parler à la personne réelle dont, apparemment, cette image est la manifestation.
   J'aime du regard, et pas même avec mon imagination, car je n'imagine rien de cette image qui me séduit. Je ne m'imagine lié à elle en aucune façon car mon amour, purement décoratif, ne comporte rien de plus psychique. Cela ne m'intéresse pas de savoir qui est, ce que fait, ce que pense cette créature qui me donne à voir son aspect extérieur.
   L'immense série de personnes et de choses qui constitue le monde est pour moi une galerie de tableaux sans fin, dont l'intérieur ne m'intéresse pas. Il ne m'intéresse pas parce que l'âme est monotone et toujours la même chez tout le monde; seules en diffèrent les manifestations individuelles, et la meilleure part en est ce qui déborde dans le visage, l'allure et les gestes, et pénètre ainsi dans le tableau qui me séduit, et auquel je m'attache de manière diverse mais avec constance.

   Pour moi un être humain n'a pas d'âme. Son âme ne regarde que lui seul.

   Et je vis ainsi, vision réduite à l'état pur, à l'extérieur animé des choses et des êtres, indifférent, tel un dieu d'un autre monde à leur contenu-esprit. Je n'approfondis que la surface et son aspect extérieur. C'est en moi et des ma conception des choses que je la cherche.

(…)

   Le contact personnel me prive de la liberté de contempler tout à loisir, comme l'exige ma façon d'aimer. Mais on ne peut fixer ou contempler en toute liberté quelqu'un que l'on connait personnellement
  Tout élément superflu est une gêne pour l'artiste, car il amoindrit l'effet en le brouillant.
   Mon destin naturel de contemplateur, indéfini et passionné, des apparences et de la manifestation des choses – objectiviste des rêves, amant visuel des formes et des aspects de la nature […] »

Il semble difficile de partager entièrement son point de vue. Qui n'est d'ailleurs pas celui de Pessoa, mais de l'un de ses hétéronymes, Bernardo Soares. Ce dernier est, comme l'explique Pessoa, « la manifestation d'un phénomène » : celui de « l'inadaptation à la réalité de la vie ».

Ce qui transparait clairement dans un autre passage du texte :

«    L'humanité est pour moi un vaste motif purement décoratif, que je vis par les yeux et les oreilles, et grâce aussi à l'émotion psychologique. Je ne demande rien d'autre à la vie que d'y assister en spectateur – et je ne demande rien d'autre à moi-même que d'assister à la vie.
   Je suis comme un être venu d'une autre existence et qui passe, indéfiniment intéressé, en traversant cette vie-ci. En tout, je lui demeure étranger. Il y a entre elle et moi une sorte de vitre. Je voudrais que cette vitre soit toujours parfaitement claire, afin d'examiner la vie sans la gêne d'un objet intermédiaire, mais je veux toujours cette vitre. »

L'effet que produit sur moi les textes de Pessoa est ambivalent, et envoûtant : happée par la justesse et la beauté de sa prose, je m'identifie totalement à ses mots, j'adopte son point de vue, en ayant l'impression qu'il a toujours été le mien, et que je viens seulement, grâce au texte, de le découvrir.
C'est seulement après coup que je parviens à reprendre une certaine distance, à cerner ce qui me démarque, malgré tout, de ce « Soares-Pessoa ».

Comme ici par exemple. Pour lui, l'idéal est que la population entière lui reste inconnue; il peut alors la contempler comme bon lui semble, de façon purement visuelle. Et cette façon d'aimer est la seule dont il ait envie, dont il soit capable. Pour le coup, ce n'est pas mon cas. Si je peux me retrouver, dans sa posture d'« amant visuel », c'est seulement en ce qui concerne les inconnus - des personnes croisées dans la rue, dans des films, des photos,... 
 Et cette posture est une sorte d'amour « par défaut », à défaut de pouvoir connaître la personne. Ou plutôt, non, pas par défaut. Juste une autre sorte d'amour, entre le fantasme et la contemplation, d'une nature différente de celui que je peux avoir pour des personnes que je connais.


Enfin, ce qui compte dans tout ça, c'est la façon dont ce Pessoa  - comme l'art en général - peut, à travers ses écrits agir sur notre compréhension des choses; la perturber, l'approfondir, la remodeler. 
Aidé de notre imagination, l'art libère notre vision du monde de ses carcans habituels et de ses préjugés, qui la simplifie et l'enlaidisse. 
Alors on peut très bien s'en passer; mais quand on connait cette alchimie dont il est capable, il devient difficile de ne pas le considérer comme essentiel. 
   

4 commentaires:

  1. Et après on m'engueule de fuir une histoire qui me parait trop réelle...
    Je n'ai rien à dire à propos du texte en lui-même. Je suis assez d'accord pour avoir déjà ressenti cette envie de n'être là qu'en qualité de spectatrice, tout en étant complètement plongée dans le moment présent, comme en train de regarder un film passionnant. Ça m'arrive encore souvent, surtout quand je regarde des gens beaux et charismatiques parler, je me délecte du spectacle et je n'ai même plus envie de prendre part... (C'est ma façon de dire l'idée.)

    Mais par contre je veux râler un peu, parce que c'est trop l'endroit pour parler de ta vie perso ce blog!! haha (non mais bon ça va y a pas foule). Mais Clémentine n'utilise pas ce texte comme excuse à ta façon d'être ! Comment fais-tu pour contempler autant, pour ne goûter qu'avec les yeux... pour finir par ressembler parfois plus à une voyeuse qui épie jalousement qu'à une spectatrice admirative. Consomme un peu, savoure, allume tes papilles, n’aie pas peur, mets-y les doigts, la vie n'est pas comme un musée, personne ne viendra te gronder. Profite un peu plus et LAISSE toi Aller. Peace.

    RépondreSupprimer
  2. Personne ne viendra me gronder, promis ?

    RépondreSupprimer
  3. Pas moi en tout cas ! Ce serait trop hypocrite...

    RépondreSupprimer
  4. Et dire que je trouvais que n'étais pas assez engageante petite pamplemousse, peut-être l'été espagne-interrail est il passé par là! , peut être aussi les sorties Clairiennes (je me comprends!), en tout cas si j'avais su, je ne me serai peut être pas autant emportée.
    Contente de revoir un peu d'activité au fait,
    big up Claire, continuez c'est sympa.

    RépondreSupprimer